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LES SÉCRÉTIONS INDIGNES  / LUC EYRAUD

Le mort-assis

 C’était un Dimanche, un Dimanche de Novembre, juste avant midi. Le téléphone qui hurle : c’était elle. Comme elle appelait jamais, sans qu’elle rajoute un mot j’ai compris qu’il était mort.  Pourquoi aurait-elle appelé sinon ?

 On s’est décidés à faire la route l’après-midi. Juste pris un sac de vêtements de rechange, de toute façon l’incinération aurait lieu dans huit jours ! Pas avant ! Pourquoi ? J’en sais rien ! Je suppose que de nos jours on incinère les corps quand on a la certitude que le cadavre n’a pas été empoisonné ou n’est pas trépassé d’une mort suspecte. Clément E Est mort ! Bien ! Madame E pour le carboniser nous allons attendre quelques jours. Pourquoi ? C’est la règle, c’est tout ! Ou bien y avait-il à cette période hivernale une recrudescence de cadavres ? C’est possible. Certainement probable. Certainement plus probable que le fait qu’on autopsie systématiquement tous les corps d’un crematorium afin de repérer la cause non naturelle d’un décès. Sur la route les souvenirs revenaient, c’est logique aussi : un mort vous appelle à des souvenirs communs. En général. On se resitue par rapport à la date, déjà. Juste avant.

  •  Non, un peu après.
  • Tu plaisantes ? C’était bien avant, quelques années même.
  •  Tu en es sûre ?
  •  Oui, certaine.

LE G   / K VON GELLA

 On ne le dira jamais ; le G a un amant.

Rien ne court, rien ne sue, rien ne transpire qu’une tempe, une seule, celle de l’attaché militaire, « attaché » proprement pour le coup, pieds et poings, et surtout un bâillon de plomb coulé dans la bouche et la lame à travers le cou et le fusil du peloton à travers le corps s’il parlait. Mais le capitaine Flandry se tient devant la porte du cabinet du ministre comme un hidalgo. Il est de cette trempe héroïque qui n’a pas fait la guerre ou alors à peine, gamin : un cache-cache derrière un talus herbeux en Camembérie à arroser de cailloux les caboches des Boches à bicyclette, le tricot de peau débraillé de part et d’autre, lui le gosse, l’autre le Schleu, ils s’emmerdaient tout pareil. Ils étaient au fond des rigolards de la même trempe, pas tant de différence d’âge, mais de race grandement, ennemie ! Ces troufions-là étaient des jeunes cons, tout aussi cons que lui ne le serait à leur âge. Ils n’étaient pas si différents, non. Le petit Flandry pensait alors relever la tête en lieu et place de ses aînés. Sa petite troupe de résistants en pénurie de sucre bombardait pour de faux ces envahisseurs de grandes vacances, emmerdeurs pour de vrai, de part et d’autre. Il avait huit ans, c’était sympa la guerre.

 

VOIR ITHAQUE / JULIE TOSO

Chut ! C’était son secret.

 Elle ne parlerait à personne de cette étouffante journée de juillet où elle était allée trouver refuge au Musée National du Bargello, et du désordre survenu dans son cœur à la suite de ce détour.

Il ne s’agissait pas d’un caprice comme on en affectait à son âge, mais d’un sentiment puissant et ravageur, un sentiment au souffle de tempête.

 Tout avait commencé par un petit tableau.

 Le musée proposait une exposition de peinture flamande. Emma connaissait par cœur les collections permanentes, et elle n’avait aucune envie de se confronter une fois de plus à la beauté froide des marbres. Elle détourna son regard de toutes les œuvres familières, et marcha jusqu’à une petite salle du deuxième étage, lieu de l’exposition temporaire.

 La traversée brûlante de la place du Dôme avait consumé ses forces ; ne trouvant aucun siège elle s’assit à même le sol. Un jeune homme l’imita, et se plaça à quelques centimètres d’elle.

 Il semblait une aquarelle, une peau diaphane contournait des yeux et des lèvres pâles. Aucune couleur vive n’était venue le capturer. 

 

BOIRE / JON HO

 Les chrono-lames, tranchantes comme des larmes de scalpel, sillonnent et cisaillent le corps de Paul en taillades meurtrières. Le visage couvert de sang, il titube jusqu'à la salle de bain et sous un gant d'eau froide, tente de faire disparaître les preuves de son automutilation.

Le ventre brûle de tardifs regrets, soupire un passé convexe busqué de ridules prématurées où finissent par mourir en oriflammes du berger, prophète toujours prévoyant bien que sourd...

 Paul, tortillé de violents spasmes, torturé de lourdeurs stomacales mi graineuses mi gravier, tente de se détendre en fumant quelques extraits de la flore marocaine. Il sait que les médicaments seuls ne suffiront pas. Le seul moyen d’échapper, pour le moment, aux supplices du Délirium Trémens consiste à échanger son verre contre un joint, tourner un peu autour du pot, offrir au cerveau un substitut, une branche où poser les pattes de son addiction.  L'herbe finement hachée se consume en crépitements. Chaque souffle nuage grimpe en roulades le long des murs devenus tableaux à ciel ouvert ; un champ d'étoiles plus où moins filantes où s'accrochent les idées mal formées, les pensées frelatées, le détritus cérébral érigé en totem de l'absurde avec autour, en danses de la pluie sur la ville morte, un cortège de joyeux lurons pris en flagrant délit d'ivresse plus que manifeste... La sensation de manque à peine apaisée, mêlée aux effets psychotiques de la marijuana, transportent l'esprit de Paul dans une hallucination lénifiante, sédatif passager permettant à l'humeur de se calfeutrer dans une case refuge du cerveau, ici le souvenir d'un film. Il est Jack Torrance dans l'horreur de Shining. Un Jack en plein délire...

 

L'ÉTÉ SELON DELPHINE / ARMELLE LE GOLVAN

La Flotte. Elle.

Encore un pont de l'Ascension. Quatre jours. De concentration extrême. Mélange improbable d'aisés type "gauche foie gras" et de néophytes type "imperméables de chez Daxon" : cherchez l'erreur ! Je reste assise sur le long banc face au port. Pas de yacht. Non. Pas de frime ici. Juste un bien-être, un certain art de vivre. Out le jet-ski. Tendance plutôt "sorties en mer pour le poisson du midi que la Sophie se pressera de cuisiner sans fioritures !". Un trait de citron, sel, poivre... le bonheur ! Aucune opulence sinon cachée. Dans les tenues d'un autre temps - chaussures "bateau" - mais sur des chaussettes en fil d'écosse. Un pantalon écrevisse, oui mais à 260 euros (sur l'île... 210 ailleurs.). Un coupe-vent sans tape à l'œil si ce n'est la discrète étiquette au dos. Des talons plats pour les dames. Exit les escarpins dorés. Pas ici. Chez elles sans doute. D'ailleurs, les pavés insulaires rappellent immédiatement à l'ordre.

 

JEAN-CLAUDE GOIRI / DILAPIDATIONS

Ce n’est pas demain la veille que je me donnerai la mort ! Parce qu’il faut voir comment ça vit ici ! Il y en a des pages et des pages, de la vie :plus vous les tournerez, plus il y en aura. Et si vous tournez dans le bon sens, vous pourrez même y comprendre quelque chose. Comprendre, par exemple, comment ça déborde quand on pense trop fort. Quand on est debout, ça déborde par la bouche. Et ça déborde par les mains quand on est assis. Ça laisse même des traces. Au bout d’un moment, il y en a même partout, des traces. Certains s’acharnent même à les effacer.  Mais rassurez-vous, ils font le ménage par pure faiblesse. Ceux-là, ils lavent même leurs rideaux. Moi, je n’ai pas de rideaux. Ainsi, tout le monde me voit.

 

TAGADA / PHILIPPE SARR

En même temps, pour être tout à fait honnête, j’aimais plutôt ça que Jo se promène en tenue d’Eve et d’Adam. Ca m’excitait même drôlement, maintenait chacun de mes sens en éveil, me donnait l’impression étrange d’avoir le nez collé sur la vitrine d’un grand magasin de belles fringues, par exemple, des trucs auxquels je rêvais souvent, cela justement parce que j’avais perdu toutes illusions sur la vie et les hommes, que j’avais remisé toutes ces dernières dans un placard fermé à triple tours. Alors, d’apercevoir Jo se trémousser nue devant moi relevait presque de l’improbable miracle de me sentir à nouveau revivre après toutes ces années passées à piétiner un à un avec une cruauté inégalable, quasi inhumaine, mes rêves d’antan ! Aussi, je n’en ferais rien. Non, je ne lui dirais pas à Jo que son cul faisait de l’ombre à Lina ! Je n’en avais pas la force.

Au bout d’une heure consacrée à un gobage de mouches en règle, je me suis levé puis j’ai regagné notre chambre en songeant à Lina et Rud qu’il me tardait de retrouver alors que l’on venait à peine de se quitter. Comme prévu, Jo dormait à poil sur le dos. Je me suis dévêtu, suis allé me brosser les dents, me suis couché à ses côtés nu comme un ver, puis, étrangement, me suis mis à me caresser. En fait, Jo ne dormait pas. Elle était encore extrêmement vigile malgré l’heure tardive.

- Bon, elle a fait, tu veux toujours pas me dire ce que ta fille t’as raconté sur moi ?

- Absolument rien, je te jure, lui ai-je répondu tout en continuant de faire joujou avec mes boules.

Jo s’est penchée sur moi et a fait mine de me sucer. Puis, nan, nada, tu le mérites pas, s’est-elle ravisée en se rhabillant puis en se dirigeant vers la porte d’entrée. Désolée…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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